![]() |
Langue(s) berbère(s)
|
Nous
commençons cette rubrique par une contribution de l'éminent berbérisant
Lionel Galand, directeur d'études à1'Ecole pratique des hautes études,
Section des Sciences historiques et philologiques.
LIBYQUE
ET BERBÈRE (1)
Le problème libyque
La plupart des touristes qui se rendent en Tunisie vont visiter les ruines de Dougga, l'antique Thugga. Ces ruines ne sont pas toutes romaines. On remarque parmi elles, sur la pente d'une colline, l'élégant mausolée « libyco punique » dont le style et l'ornementation présentent des éléments d'inspiration punique, grecque et égyptienne. C'est sur une face de ce monument qu'en 1631 Thomas d'Arcos, qui entretenait une correspondance avec l'humaniste Peiresc, remarqua une curieuse inscription: sept lignes horizontales d'une écriture alors inconnue étaient suivies de sept lignes d'une autre écriture, non moins incompréhensible à l'époque. Il venait de révéler au monde savant l'une des inscriptions dites aujourd'hui « libyques », suivie de sa traduction dans la langue de Carthage. Le terme « libyque » ne doit pas être confondu avec « libyen » : ne fait pas référence à l'actuelle Libye, mais reprend l'usage des Grecs, qui donnaient ce nom à l'Afrique du Nord. La pierre arrachée au mausolée de Dougga se trouve au British Museum, un consul anglais n'ayant pas hésité, en 1842, à démolir le monument (restauré depuis) pour faciliter le transport. D'autres découvertes suivirent et se multiplièrent, mais tandis que l'étude du punique, s'appuyant sur les données fournies par d'autres langues sémitiques, faisait de grands progrès, l'écriture libyque restait énigmatique. On la retrouve aujourd'hui sur plus de mille inscriptions antiques, très inégalement réparties entre le Maroc, l'Algérie et la Tunisie, et particulièrement fréquentes aux confins algéro tunisiens. La plupart sont des stèles funéraires, portant des textes courts, dont le contenu noms propres et formules récursives livre peu de renseignements. Quelques unes pourtant sont bilingues, libyco puniques ou libyco latines. À Dougga, par exception, plusieurs appartenaient à des monuments officiels. L'une d'elles est datée de la dixième année du règne de Micipsa, soit 138 av. J. C. Elles ont permis de comparer les deux graphies d'un même nom propre et d'établir ainsi la valeur phonétique de la plupart des caractères usités dans cette région. Mais, de même qu'aujourd'hui l'alphabet dit latin présente des variantes d'un pays à l'autre, il existait certainement, à l'intérieur d'un même type d'écriture, plusieurs alphabets libyques, dont le détail reste inconnu. De
multiples causes retardent le déchiffrement des inscriptions, et d'abord
la technique même de l'écriture. Les lettres présentent des formes géométriques
élémentaires, barre simple ou double (comme dans notre signe =), cercle,
croix, carré, carré auquel il manque un côté, etc. Elles sont disposées
en lignes qui peuvent être verticales, orientées souvent de bas en haut,
parfois de haut en bas, ou horizontales, allant de droite à gauche (comme
sur le mausolée de Dougga, influencé sans doute par l'écriture sémitique)
ou de gauche à droite; le tracé en boustrophédon n'est pas inconnu.
Certaines lettres, comme le cercle (qui note r), sont par nature indifférentes
à l'orientation de la ligne, mais d'autres doivent en tenir compte.
Par exemple, le signe = vaut w si les traits sont (comme ici) parallèles
à la ligne d'écriture, mais I s'ils lui sont perpendiculaires (donc
comme II). Seules quelques lettres permettent de reconnaître à coup
sûr la direction du tracé: ainsi, celle qui représente les trois côtés
d'un carré tourne toujours le dos, si j'ose dire, au début de la ligne,
l'ouverture laissée par l'absence du quatrième côté étant dirigée vers
la fin de la ligne (un peu à la manière d'un C, mais d'un C qui accepterait
quatre positions et basculerait selon l'orientation du tracé). (a)
(b)
NSNSM
MSNSN
En (a), le nom du roi numide Massinissa, écrit de droite à gauche, comme il apparaît sur une inscription de Dougga. Les noms transcrits par les Latins avec un a final ont souvent en N final en libyque et en punique. En (b), le même nom tel qu'il se présenterait si la ligne courait de gauche à droite. On notera le changement d'orientation subi par la lettre qui note M.
Seules les consonnes sont notées et, le plus souvent, on s'abstient de séparer les mots. Imaginons que cette technique soit appliquée au français: devant un monument portant les lettres LSDPRK (à lire phonétiquement), un archéologue des temps futurs (à supposer qu'il sût déjà que le texte commence à gauche) pourrait se croire devant la boutique d'un grand coiffeur (« À L'aS Des PeRruQues ») aussi bien que devant le célèbre « LyCée Du PaRC » ! Ce qui n'est ici qu'une boutade devient problème courant pour la lecture du libyque. Le déchiffrement serait évidemment facilité si nous connaissions la langue des inscriptions. Elle n'appartient à aucun des peuples qui sont arrivés en Afrique du Nord à époque historique, Phéniciens, Grecs, Latins, et les suivants. I1 est donc naturel d'attribuer cette langue aux Berbères, présents dans le pays dès la préhistoire, bien qu'ils n'en soient pas, comme on le dit souvent, les premiers habitants. Et en effet, quelques éléments des inscriptions libyques sont encore attestés en berbère, comme le mot W « fils de », fréquent dans les filiations, aujourd'hui u, gw, ag, etc. selon les parlers, ou encore GLD, qu'on retrouve dans agllid « roi ». De plus, on découvrit au XIXe siècle que les Touaregs (qui sont un rameau des Berbères) disposent d'une écriture dont les caractères (dits tifinagh) et la technique sont tout à fait comparables à ceux de l'écriture libyque. Tous ces indices invitent bien à voir dans le libyque un état ancien du berbère, et pourtant le libyque reste très obscur. Est ce si étonnant ? La langue, qui dès l'Antiquité devait être divisée en dialectes multiples, a nécessairement évolué et les étapes qui l'ont conduite à l'époque actuelle nous échappent en grande partie. On a proposé des « traductions » fondées sur des ressemblances entre des mots libyques (dont seule la carcasse consonantique est connue) et des termes tirés de dictionnaires modernes: tentatives certes légitimes, mais les résultats demeurent hypothétiques, parfois même fantaisistes. Lirait on les inscriptions latines à l'aide du Larousse ? I1 faut donc être patient, accumuler les matériaux, les décrire et les classer en vue d'analyses plus efficaces.
Le berbère
On est sur un terrain plus solide avec le berbère moderne, parlé par au moins quinze, peut être vingt millions de personnes (les statistiques manquent), très inégalement réparties entre neuf états, du Maroc à l'oasis de Siwa en Égypte, en passant par l'Algérie, la Tunisie et la Libye, et de la Méditerranée au Niger, au Mali, au Burkina Faso et à la Mauritanie. Bien entendu, le berbère partage cet immense territoire avec l'arabe et avec diverses langues de l'Afrique noire. Mais le terme de « berbère » (qui n'est pas berbère) n'est qu'une étiquette commode, appliquée à une réalité que le français à la mode pourrait dire « plurielle », même si son unité profonde ne fait aucun doute. Sur le terrain, on ne rencontre que des parlers locaux, que ne domine aucune langue « standard ». Un Kabyle et un Touareg, par exemple, ne se comprennent pas d'emblée. Toutefois, dans certaines régions, les parlers constituent des ensembles dialectaux, qui reposent sur une communauté de culture et à l'intérieur desquels l'inter-compréhension est d'un bon niveau. L'un de ces ensembles, le touareg, est reconnu comme l'une des « langues nationales » du Niger et du Mali. Les autres n'ont aucun statut officiel, mais je pense qu'on peut les désigner également comme des « langues »: chleuh, tamazight et rifain respectivement dans les montagnes du sud, du centre et du nord du Maroc, kabyle et chaouïa (de l'Aurès) en Algérie. En dehors des ces groupes, les plus importants par le nombre, le berbère est parlé dans une chaîne d'oasis sahariennes, celles du Mzab en particulier. Il faut enfin tenir compte de l'émigration, qui permet d'entendre parler berbère à Casablanca, Alger, Paris et dans beaucoup de régions européennes, voire canadiennes ou américaines. Le berbère appartient au groupe des langues chamito sémitiques, avec l'égyptien ancien (et sa forme plus récente, le copte), les langues couchitiques de l'Afrique orientale, les langues sémitiques et, plus distantes peut être, les langues dites tchadiques (dont la principale est le haoussa). I1 est difficile, pour l'instant, d'établir une relation plus étroite entre telle de ces familles et telle autre. L'appellation « chamito sémitique » est conventionnelle et n'implique pas du moins aux yeux d'une partie des comparatistes une séparation entre une famille « chamitique » et une famille sémitique. Pour éviter le malentendu, les Anglo Saxons préfèrent parler d'un groupe « afro asiatique », ce qui ne vaut guère mieux car il n'existe pas non plus de groupe « africain » opposé à un groupe « asiatique ». Berbère et arabe. En tout cas il est certain que le berbère est un parent lointain de l'arabe, langue sémitique, avec lequel il partage d'importants traits structurels. De plus, la conquête arabe a mis le berbère, depuis plusieurs siècles, au contact de son « cousin », langue prestigieuse du Coran et, sous sa forme dialectale, langue des villes, si bien que le vocabulaire compte aujourd'hui de très nombreux emprunts à l'arabe, surtout à l'arabe parlé, qui a reçu en retour quelques éléments berbères. On pourrait comparer, mutatis mutandis, les relations du berbère et de l'arabe à celles de l'anglais et du français, marqués à la fois par une lointaine parenté d'origine et par plusieurs siècles de contacts historiques. Une langue parlée. Le berbère est traditionnellement la langue de la famille, une langue essentiellement parlée, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une production littéraire qui jusqu'ici s'est transmise oralement. Cette littérature de l'oral, que les Occidentaux, aveuglés par leur culture écrite, relèguent trop facilement dans le folklore, dispose de techniques élaborées et remplit une fonction sociale et culturelle des plus importantes (2). I1 existe pourtant, dans quelques régions, un certain nombre d'œuvres rédigées en berbère à l'aide des caractères arabes; il s'agit en général de poèmes d'édification religieuse. L'écriture libyco-berbère. Mais le piquant est que cette langue orale dispose depuis des siècles, on l'a vu plus haut, d'une écriture qui lui est propre et que j'appelle l'écriture « libyco berbère » par référence à ses deux formes les mieux connues, le libyque de l'Antiquité et les alphabets touaregs actuels. Le paradoxe n'est qu'apparent et s'explique par les diverses façons de concevoir une écriture: celle des Berbères est d'abord le fait de graveurs (mais « écrire », en grec ou en germanique, n'était ce pas aussi « inciser » ?). Elle avait complètement disparu de l'Afrique du Nord, mais on la retrouve avec des milliers de graffiti rupestres d'époques varices (et difficiles à préciser), au Sahara et dans ses confins, et jusqu'aux îles Canaries dont la population, avant la conquête espagnole du XVe siècle, avait des affinités avec les Berbères. Ses emplois se sont peu à peu diversifiés, elle permet de rédiger des messages et elle joue un rôle à la fois ludique et éducatif qui n'est pas négligeable, mais elle n'a jamais servi à noter les textes longs que nous associons à l'idée de littérature. Dès qu'on sort des formules toutes faites, la lecture devient un exercice de sagacité, puisqu'il faut adapter successivement les diverses voyelles à l'armature consonantique, jusqu'à ce qu'on obtienne le sens du message.
L'évolution
Mais les temps ont changé. Depuis l'accession des pays d'Afrique à l'indépendance, les berbérophones, désormais confrontés en premier lieu à l'arabe et à des gouvernements qui se défient du berbère, ont pris conscience de leur identité. Ils la revendiquent, avec des arguments qui sont quelquefois plus sentimentaux que rationnels, mais qu'un bel enthousiasme soutient. Le mouvement a trouvé d'abord son expression la plus marquée dans les pays d'immigration, puis il s'est étendu et gagne du terrain. I1 est encouragé par une nuce d'associations culturelles, d'importance et de durée variables, dont certaines sont déjà arrivées sur le réseau Internet. Les émissions de radio et même de télévision contribuent à faire connaître les chanteurs et les groupes berbères. La politique est inévitablement présente dans ces revendications et l'on a pu lire dans la presse les événements parfois dramatiques auxquels elles ont donné lieu. Le problème linguistique est au premier rang des préoccupations. Les intellectuels berbères cherchent à se doter d'une écriture pratique, moins énigmatique que l'écriture libyco berbère traditionnelle, mais d'emploi plus facile que les notations phonétiques des linguistes. Pour cela, il leur faut choisir: on peut améliorer le système traditionnel des tifinagh, que les Touaregs connaissent bien, mais qui, dans le nord où il était tombé dans l'oubli, a surtout valeur de symbole; l'alphabet arabe a contre lui de rappeler la langue rivale, mais il se prête assez bien à la notation de certains parlers et présente l'avantage, au moins au Maroc, d'être déjà familier à beaucoup; mais c'est un système fondé sur l'alphabet latin qui, pour l'instant, paraît gagner du terrain. Les Kabyles, qui sont à la pointe de ces mouvements, ont simplifié avec un certain bonheur les notations des Pères Blancs et disposent d'ores et déjà d'une écriture assez satisfaisante, qui leur permet d'éditer toute sorte de textes, allant de la bande dessinée à la poésie et même au roman. Dans le même temps, des études sur le néologisme cherchent à compléter le lexique berbère, difficilement égalable dans les secteurs traditionnels (le touareg a plusieurs dizaines de noms pour désigner les différents types de dromadaires), mais nécessairement inadapté aux exigences de la vie et de la science modernes. Déjà on pense à aller plus loin. Certains rêvent d'un berbère « standard », dominant les variétés locales, qui pose des problèmes techniques intéressants, mais d'autant plus difficiles que la situation sur le terrain n'y est pas favorable. En tout cas la notion d'une unité berbère n'avait sans doute jamais fait l'objet d'une telle prise de conscience et le vieux terme « amazigh » est employé aujourd'hui un peu partout (même en Kabylie où il était ignoré jusque là) avec le sens général que nous donnons en français à « berbère », mot dont la connotation est ressentie comme péjorative. Dans une acception aussi vaste, « amazigh » est un néologisme, au demeurant bien choisi et tout à fait légitime pour qui s'exprime en berbère. Mais j'aime trop la langue française pour ne pas déplorer que certains lui imposent ce vocable. Déjà à 1'on ose parler de « tamazightophones ». Dois-je me résigner à devenir un « tamazightologue » ? Le mot a été forgé : on n'arrête pas le progrès.
|
Copyright © 2002-2004 multimédiaBerbère Inc.
Tous droits réservés