Littérature(s) berbère(s)

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Ce texte de présentation tout provisoire du sujet a été élaboré essentiellement à partir des travaux de Mme Paulette Galand-Pernet, une spécialiste en la matière. Notre présente rubrique sera assez vaste pour accueillir des contenus de plus en plus importants en ce qui concerne le domaine littéraire berbère.

Existe-t-il une ou des littératures berbères ? De par la diversité (ou plutôt la pluralité) des langues et parlers, il serait scientifiquement plus justifié de parler de « littératures berbères », dans leur ensemble, nous ont été connues grâce à un travail opiniâtre de différents collecteurs, qu’ils fussent des amateurs éclairés et souvent passionnés ou bien de bons spécialistes souvent rigoureux dans leur domaine de prédilections (universitaires, folkloristes au sens anglo-saxon du terme). Les recueils et les études d’essence académique, comme l’a montré A. Bounfour (Introduction à la littérature berbère, Louvain-Paris, 1999, p. 1), qui ont eu pour objet les littératures berbères ont traité de ces dernières « comme un champ documentaire souvent sommé de révéler la mentalité des Berbères, leur mode de vie, leurs mythes et leurs croyances ». Mais il ne s’agissait pas que de cela ; des spécialistes à l’instar de P. Galand-Pernet (Littératures berbères. Des voix, des lettres, Paris, 1998) ont sensibilisé toute une génération de chercheurs à des études d'esthétique et autres fonctions des poèmes et des chants berbères.


Hier et aujourd'hui

La littérature religieuse grâce à l’influence de l’arabe et de l’islam et pour les besoins de prosélytisme est représentée par de très nombreux chants et poésies d’édification et surtout par des productions écrites, concrétisées par quelques dizaines d’œuvres dont malheureusement bien peu ont été publiés. Ces textes, transcrits en caractères arabes avec des diacritées supplémentaires, sont surtout destinés à l’enseignement. Sur les préceptes de l'Islam et l'édification des fidèles, nous possédons une adaptation du Mukhtasar de Sidi Khalil, al-Hawd, éditée et traduite par J. D. Luciani (Alger, 1897), et son complément, le Bahr al-Dumu', partiellement publié par de Slane dans son appendice I'Histoire des Berbères, IV, 552-62 (une édition et une traduction complète du second texte est due à B. H. Stricker, 1960). Tout récemment N. Van den Boogert a réédité ce texte et étudié l'ensemble des oeuvres d'Awzal. A ces ouvrages se rattacheraient dans une certaine mesure les Corans de Hâ-Mim et de Salih b. Tarif, mais ils sont totalement perdus pour nous à l’heure actuelle. De la littérature berbère-ibâdite, qui était probablement abondante, nous avons le traité d'lbn Ghânim, al-Mudawwana (cf. Motylinski, Le Manuscrit arabo-berbère de Zouagha, dans Actes du XIVe Congrès des Orientalistes, II, 64-78). D’outres ouvrages religieux, notamment le Hawd et d'autres encore qui existent en manuscrits, ont été signalés par A. Roux qui en possédait une belle collection (voir Actes du XXIè Congrès des Orientalistes, Paris 1949, 316-7) et on peut maintenant trouver à la Bibliothèque de Leyde une collection répertoriée de près de 300 manuscrits berbères, transcrits en caractères arabes. La plupart de ces œuvres ont été composées en vers. A ce genre de littérature se rattachent d’autres textes versifiés comme le poème de Sabi qui raconte la descente en enfer d'un jeune homme à la recherche de ses parents (R. Basset, Le poème de Çabi, Paris I879 ; P. Galand-Pernet, dans Mémorial A. Basset, Paris I957, 39-49), ceux de Sidi Hammou (H. Stumme, Dichtkunst und Gechichte der Schlûh, Leipzig I895; Johnston, Fadma Tagurramt, dans Actes du XIVè Congrès des Orientalistes., II, 100-1; le même, The Songs of Sidi Hammou, Londres I907; L. Justinard, Poésies en dialecte du Sous marocain d’après un ms. Arabico-berbère, dans JA, I928), la légende versifiée de Joseph (Loubignac, Dialecte des Zaïans, Paris I924-5), un récit de 1'ascension du Prophète et une version de la Burda d'al-Bûsiri. A cette littérature d’essence religieuse (culte musulman), on pourrait y ajouter des chants judéo-berbères (P. Galand-Pernet, H. Zafrani, Une version berbère de la Haggâdâh de Pesah : Texte de Tnrhir du Todrha (Maroc), Paris, 2vol.) et les traductions de l'Ancien et du Nouveau Testament exécutées par des missionaires protestants ou catholiques et plus récemment par des associations de Berbères chrétiens.

Les ouvrages profanes, indépendamment de glossaires arabo-berbères (cf. Récents travaux de N. Van den Boogert), de livres de divination ou de médecine populaire qui présentent un intérêt pratique, ont pour la plupart moins de deux siècles d’âge. De nombreux écrits ont été rédigés à la demande de savants berbérisants européens mais d’autres directement par des écrivains berbérophones locaux, ou spontanément ou à l’imitation de travaux peu ou prou académiques. Nous possédons en tachelhit la Relation de Sidi Brahim sur l'Afrique occidentale (F. W. Newmann, dans JRAS, I848, 215-60 ; trad. R. Basset, Paris 1882), ou en nefousi, la description du Djabal Nafûsa par al-Shammâkhi (éd. et trad. Motylinski, Alger 1885) ; on peut y ajouter le recueil de contes intitulé Kitab al-Shilha (ms. de la B.N. de Paris) qui parait avoir des similitudes avec les Cent Nuits (R. Basset, dans Revue des traditions populaires., 1891 ; extraits par ailleurs publiés par de Slane, de Rochemonteix, R. Basset) ; à cette catégorie se rattachent les nombreux récits et textes ethnographiques composés à la demande d'enquêteurs : Textes touareg en prose de Ch. de Foucauld, Alger 1922 ; Textes berbères des Irjen d’A. Picard, Alger 1958 ; le volumineux corpus de J. Delheure, Vivre et mourir au Mzab, Paris 1988 et plus récemment le travail posthume d’E. Laoust intitulé Noces berbères (éd. Cl. Lefébure), Paris 1993. On peut noter que le Fichier de Documentation berbère dirigé à Fort-National (Kabylie) par le père J. M. Dallet (de 1946 à 1972) puis le père P. Reesink (à Alger de 1972 à 1976) a livré non seulement des documents linguistiques et ethnographiques, mais encore des textes d'une bonne tenue littéraire (Bélaïd At-Ali, Yamina At-Saâdi…), et même de petites pièces de théâtre composées en berbère.

Quant aux kanouns, coutumiers en usage chez certaines populations berbères, bien peu ont été publiés dans l’original, exception faite de B. Ben Sedira, Cours de langue kabyle, Alger 1887, 295-355, de S. Boulifa, Le Kanoun d'Ad'ni, dans Recueil de mémoires en l'honneur du XIVè Congrès des Orientalistes., Alger 1905, 151-178, et S. Rahmani, Notes ethnographiques et sociologiques su les Beni M'hamed du Cap Aokas et les Beni Amrous, in RSAC, Constantine 1933-34, 5-79.

La littérature traditionnelle en prose, qui est le bien commun, connue de tous les membres du groupe où ils sont produits et transmis, est d'une grande richesse. Contes merveilleux, plaisants, fables, contes d'animaux, légendes historiques ou religieuses sont transmis de génération en génération par les femmes qui les racontent à la veillée. Ce sont ces productions que les enquêteurs ont pu recueillir le plus facilement, et rares sont les enquêtes qui ne contiennent quelques contes ou énigmes, et tous ces textes sont dans la plupart des cas présentés comme des documents linguistiques.

Enfin, la poésie profane qui est probablement la production littéraire la plus typique. Les chants improvisés collectivement pendant les danses rituelles (ahidus), les berceuses, les oraisons funèbres, les chants rituels contiennent une grande part de tradition, mais il existe chez les Berbères de véritables poètes professionnels, dont l'inspiration est loin de se limiter à des thèmes comme l'amour ou la guerre. Au Maroc, les imdyazn (voir A. Roux, Un chant d'amdyaz, l'aède berbère du groupe linguistique beraber, dans Mémorial H. Basset, Paris I928, II, 237-42) parcourent le pays et, tels des troubadours, célèbrent les événements importants, chantent les louanges des mécènes escomptés ou décochent leurs flèches à ceux qui les déçoivent. Les créations poétiques individuelles dans les différentes zones berbérophones sont également très nombreuses. La renommée des poètes, hommes et femmes, se limite souvent à une seule région, mais la tradition régionale assure une certaine durée à ces créations orales. Rares sont encore les poètes comme le Kabyle Si Muhand u Mhand que plusieurs éditions ont fait connaître au monde occidental ; mais les poètes contemporains vedettes de la chanson sont publiés en disques et en livres.

 

Les littératures berbères dans l’ensemble

C’est bien connu, les villageois berbérophones communiquent entre eux au moyen d'un parler qui diffère, peu ou prou, sinon de celui du village voisin mais de la contrée un peu plus lointaine. Mais, dans leurs contes ou dans leurs chants, ils usent d'une langue différente de la quotidienne : une langue pour ainsi dire « littéraire ». Le vocabulaire, en effet, en est particulier avec, par exemple, des archaïsmes, des arabismes ; mais aussi la syntaxe : mise en apostrophe d'un complément, accord insolite d'un pluriel avec un singulier, rupture dans l'ordre de la phrase. Il n'existe pas une langue littéraire pratiquée par tous les berbérophones. Toutefois, on en rencontre qui sont communes à des populations assez nombreuses. Ainsi, sur l'aire chleuh qui occupe l'ouest du Grand Atlas la plaine du Sous et l'Anti-Atlas, il n'existe pas un idiome commun, mais une mosaïque de parlers. Il en est de même pour le Maroc central avec l’aire de la tamazight ou dans l’Algérie du Nord avec l’aire kabyle. Or ces trois aires ont connu, ou dans l’histoire récente ou actuellement, des troupes de chanteurs professionnels sillonnant chacun des « pays », et le répertoire de poèmes et de contes est intelligible à chacun des groupes.

Autant de groupes, autant de moyens d'expression littéraires. Si l'on demande à un Chieuh de l'Anti-Atlas comment il interprète une chanson d'amour du Grand Atlas dont la langue lui est claire: « C'est impossible dit-il, je ne suis pas du village! » L'anecdote est authentique et le propos suggestif.

O madame !

Sur la flûte brisée j'ecrirai, j’effacerai les mots.

Petite fille ! Oh ! pourquoi m’a-t-elle rendu fou ?

Ce poème du Rif n'est pas la plainte d'un poète bucolique et la flûte brisée n'est pas le symbole d'un amour malheureux, mais l'évocation d'un sortilège. Pour obtenir l'amour de celui, de celle qu'on aime en vain, on demande à un clerc expert en grimoires d'écrire les mots magiques au revers de feuilles d'olivier ou sur une flûte de roscau brisée. Reflet de vieilles croyances, la notion de l'amour, mal démoniaque qui rend fou, est un vieux motif littéraire qui se retrouve, en des formulations comparables, dans d'autres poèmes d'Afrique du Nord, berbères ou arabes, comme cet autre motif littéraire de la prime jeunesse de l'aimée. Quant au premier vers, il n'est point une invocation à l'aimée ou à quelque sainte bienveillante, mais un refrain, a ya lalla, ou plutôt un indicatif de poème, qui vaut par sa consonance plus que par le sens qui peut lui être associé, et sert aussi bien d'introduction que de refrain.

Le bestiaire poétique varie, lui aussi, selon les régions: la perdrix symbolise l'aimée dans le Rif et dans d'autres régions, notamment en Kabylie. Ecoutons les Rifains :

Quel est le chagrin des perdrix

Dans l'ombre des monts tout en pleurs ?

Elles pleurent le gerfaut mort

Et se refusent à l'oubli.

Mais il ne semble pas que la poésie chleuh connaisse la perdrix, bien que la perdrix vive en pays chleuh. On y a choisi, depuis longtemps, un autre oiseau familier, le pigeon, pour en faire l'image de la femme. Le terme évoque la beauté : démarche oscillante et précieuse, grâce recherchée de I'allure, assemblées de jeunes femmes lasses d'être courtisées:

Colombes, en ces lieux vous trouvez le repos

Le chasseur vagabonde ailleurs !

dit une chanson villageoise. On file la métaphore : la colombe à la plume brisée, au pas incertain, c'est la femme infidèle, la vertu perdue. Parmi les refrains revient souvent atbir umlil, « blanche colombe », mais la blancheur ne s'y associe nas aux notions de paix ni de pureté: le blanc est celui de l'heureux augure. D'autres formulations, d'autres images indissociables du groupe, se trouvent dans la poésie des Touaregs qui portent témoignage sur leur terre, une terre qui n'est pas un décor. Elle est la mesure de tout acte humain, elle modèle toute vision.

Femmes d'Ouhet, femmes de Teroûrit,

Dieu ! qui desormais pour vous composera des vers ?

Akrembi reste assis là-bas,

Au pied d'une petite dune de sable ;

Son méhari est accroupi. Il reste, immobile, à son ombre.

Il l’a saigné aux veines du chanfrein.

Cet homme, assis dans le désert, va mourir de soif pour s'être égaré. La vision de l'être immobile au pied de la dune, auprès du chameau saigné, dernier, horrible recours de la soif, éveille en chaque auditeur, immédiatement, les échos de drames familiers. La terre des Touaregs refuse la vie comme elle la donne: nous comprendrons alors l'importance des noms de lieux dans la poésie touarègue ; les « thèmes géographiques » n'y sont pas des itinéraires interminables et fastidieux: les noms des points d'eau, des vallées, des ravins, des monts, des crêtes, des campements, des tribus, présents dans chaque œuvre, parfois à chaque vers, forment le réseau de repères qui enserre, dans des limites rassurantes, un pays dangereux où le moindre écart de route est fatal. Nul autre groupe berbère n'a pareillement utilisé les thèmes dits géographiques, héritage possible de la poésie arabe ou création parallèle : c'est qu'ils suscitent, en chaque âme touarègue, une résonance puissamment affective. Le paysage devient aussi symbole dans l'épigramme : au premier tableau, l'arbre tagart (l'aimée) se désaltère au bassin d'Ehahoué (l'amant) qui reçoit la belle eau des monts : « A Emseddel, elle n'a pas bu », dédaignant ce petit point d'eau (le rival). Au second tableau, le gommier femelle (l'aimée), sensible aux avances d'un arbuste épineux malodorant (le rival), qui a fait les frais d'une tunique indigo, « s'attife et se pomponne, oublieuse du gommier mâle, son amant », pour un misérable arbuste dénué de tout, « ayant pour chameau, la colline, pour bouclier, la dune, pour gaine à franges, le ravin et pour selle, le col ».

Quel accès avons-nous auprès des littératures berbères ? Dans sa préface aux Poésies touarègues, le père de Foucauld disait : « Ce recueil n'est qu'une minime partie de la littérature poétique de l'Ahaggar, de l'Ajjer et des Taitoq. En moins d'un an, on pourrait réunir dix fois plus de vers qu'il n'en contient, en n'admettant que ceux des meilleurs poètes. » Ce recueil de cinq cent soixante quinze poèmes et de plus de mille pages assemblait la production d'un groupe berbère de quelquesdizaines de milliers d'individus : nous pouvons mesurer la tâche à accomplir. Dans trop de régions, la littérature reste inexplorée, et les régions les mieux connues le sud du Maroc, et même la Kabylie, sont loin d'avoir fourni une matière littéraire suffisante pour que nous puissions prétendre l'appréhender dans toute son extension et toute sa profondeur. Dans n'importe lequel des groupes berbères, la littérature constitue un circuit fermé : dans un matériel de sons, de rythmes, de mots, de tours syntaxiques, d'images, de motifs, que lui a légués la tradition et que connaissent d'avance les membres du groupe l'auteur choisit des éléments qu'il ajuste avec plus ou moins d'habileté et de bonheur et il essaie son ouvrage directement sur un auditoire. Dans l'œuvre, le public retrouve des clichés, mais les accueille avec une fraîcheur et une émotion qui étonnent.

La littérature berbère décourage la traduction. Ba-Hammou el-Ansar et le père de Foucauld ont, avec une pointilleuse honnêteté, établi sur le touareg un texte français, entre les lignes duquel on pourra lire. Vient tout d'abord une traduction littérale : « Je fais accroupir un chameau blanc, nous sommes dans le firmament - à (pour) I'homme et aussi la femme [que] est dans le mal [moral] » ; ensuite une nouvelle traduction assortie d'un commentaire : « Je fais accroupir un méhari blanc, je suis infiniment éloigné... (aussi éloigné que le firmament l'est de la terre) - pour l'homme et la femme dans lesquels il y a du mal... (un méhari blanc est un signe de richesse) ». Alors seulement, la traduction définitive, qui garde l'image : « Je monte un méhari blanc, je suis aussi loin que le firmament - de l'homme ou de la femme en qui il y a du mal », nous restitue le cri d'honneur de l'homme raillé, qui se défend en affirmant sa richesse temporelle et sa noblesse morale. S'il est difficile de traduire, il est difficile de lire. Les premiers textes berbères recueillis furent, dans leur grande majorité, des contes, des légendes. Dans les dernières décennies du XIXè siècle, et les premières du XXè, les études berbères prennent leur essor. On dissèque les contes. Que reste-t-il de chleuh, de kabyle, dans les narrations ainsi analysées ? Rien. Les contes berbères sont traités sur le même pied que les contes des pays occidentaux; or ceux-ci sont des contes de bonne femme, sans prestige, en face de la seule littérature reconnue la littérature écrite. Alors s'attache à ces littératures berbères, dans le moment même où elles sont révélées au public, une appréciation défavorable. Il est donc malaisé de lire, impartialement une œuvre berbère. Mais n'est-ce pas déjà la trahir que la lire ? Nous savons depuis longtemps que littérature n'est pas écnture, que tout écrit n'est pas forcément littéraire et que l'oral peut être littéraire, s'il implique un choix dans la tradition et une mise en forme. Il est urgent, néanmoins, de franchir la barrière qui, de fait, nous sépare d'une littérature de parole, de musique et de bruit. Assister à un divertissement chanté et dansé, entendre le martèlement rythmé des pieds, les battements de mains, les percussions du tambourin, au-dessus desquels s'élève le chant en répons du chœur, lancé à pleine voix, serait la meilleure préface à une littérature qui vit.

 

Différentes fonctions littéraires

Dans les groupes berbérophones, la littérature assume diverses fonctions ; elle est à la fois poème, chant, chanson, roman, théâtre, journal, histoire et bonnes histoires.

Inséparables des fêtes saisonnières, les chansons accompagnent les actes rituels et les formules magiques, comme des doublets qui agissent, eux aussi, sur les puissances surnaturelles ou qui rythment le déroulement de la fête et en assurent la bonne ordonnance et la solennité. On chante les rogations de pluie en suivant le mannequin, fait d'une cuiller à pot, qui figure la Fiancée de Pluie. On chante pour les fêtes de seuils d'année ou de saison, pour la clôture des récoltes pour les feux de joie ; on chante quand on quête de porte en porte, quand on promène Carnaval. Souvent, ces chants adressent à d'obscurs esprits, aux noms étranges, des prières pour attirer le bien et repousser le mal. Dans les fêtes de mariage, les chants marquent la vêture de la mariée, son départ de la maison paternelle, son arrivée chez le mari, moments essentiels. Dans les chansons de travail, il est souvent difficile de faire la part du rythme et du rite : la chanson qui accompagne la fécondation du palmier appartient au rite, mais celle qu'on scande au damage des terrasses est à la fois rythme et rite: les temps forts appuient les coups de dame, mais sans le chant, la terrasse ne serait pas étanche. Selon les groupes, selon les chants, la motivation magique est plus ou moins estompée, la fonction de signe de solennité ou de simple convenance efface plus ou moins la fonction rituelle.

L’une des fonctions de ces chansons est la « fonction-gazette ». Nombreuses sont les chansons qui portent les nouvelles: la récolte de caroube a été bonne, I'usine de conserves de sardines emploie des femmes et elle paie bien, une fille de tel village s'est laissé séduire par un vaurien de la ville, elle a volé les économies de ses parents pour s'enfuir avec lui, et il l'a assassinée. Faits divers, rubrique économique, la chronique semblerait mince, mais elle est toujours marquée de la réaction éthique du groupe; c'est la satire de certains types humains que refuse la civilisation traditionnelle des campagnes: le freluquet qui fait travailler sa femme à l'usine, le citadin dépravé; c'est la morale vengeresse: la fille assassinée n'est pas seulement une fille séduite, mais celle qui, malgré l'antique usage, a refusé d'épouser son cousin. Et quand la chanson gazette devient politique, elle se charge de forces explosives : œuvres de chanteurs villageois ou de chanteurs professionnels, les chansons de résistance ont diffusé les nouvelles et les idées, ont infusé le courage et la haine, aux périodes de lutte contre l'ennemi, voisin tnbal, pouvoir central, puissance colonisatrice.

On peut chanter pour soi, dans les marches solitaires. Mais la récréation reste avant tout collective. Narrations et poèmes y ont une place de choix. Les contes merveilleux constituent encore le passe-temps des veillées familiales. I1 semble bien que leur fonction soit, aujourd'hui, de divertir plus que d'enseigner. Les contes d'animaux et les récits humoristiques suscitent le rire combien révélateur du groupe. Cette gratuité du divertissement est un des traits de l'ahal, réunion propre aux Touaregs, où la poésie et l'amour sont à l'honneur grâce au statut de « liberté » de la femme célibataire. Quant aux chansons accompagnées ou non de danses, elles font de chacun un acteur de la fête, un acteur passionné, car les réjouissances familiales ou publiques, avec foule d'invités, offrent à l'individu, outre la bonne chère et l'évasion hors des contraintes de la vie quotidienne, ferveur et émotion.

On s'étonnera peut-être que, des rogations de pluie au commentaire en vers d'ouvrages pieux, tout soit rangé sous la commune étiquette de littérature. Mais l'unité existe. La langue littéraire, dans chaque groupe, est une langue autre que celle des échanges quotidiens, dans la narration ou dans la poésie. On trouve, dans la prière pour la pluie et dans le prône en vers sur les péchés, des caractéristiques identiques. Cette mise en forme a une fonction mnémotechnique, elle aide à assurer la tradition, mais elle a aussi une fonction esthétique: le sens de la beauté formelle est vif chez l'auditeur. En outre, selon l'expression des Chleuhs, la poésie est « science des entrailles ». Elle vient des entrailles et non des livres, pour le poète qui par l'entremise d'un saint patron, a reçu lé don de parole. Elle est science aussi, elle a vertu éducatrice ; les chanteurs professionnels chleuhs ont, aujourd'hui encore conscience de leur mission. Même là où manquent les chanteurs professionnels, mais où chaque village a ses poètes, les œuvres ont maintenu, à travers les âges, une tradition de culture. Quand le chant de moulin dit que la créature a dépouillé tout orgueil devant Dieu et devant les hommes, quand le tercet chleuh montre l'homme qui, comme un marchand, fait le bilan de sa vie et ne trouve plus crédit qu'en Dieu, quand on suit le cheminement des thèmes à travers les différents genres d'une même société, on voit se dessiner une vision du monde, une conception de la vie, qui n'ont rien de simple ni de primitif.

L'amour ne constitue pas un, mais cent thèmes, dont cet amour en fleur du vieux fonds chleuh ne représente qu'une facette. De même la pensée de la mort, en effet, hante encore plus la poésie chleuh ert les autres groupes berbères de manière générale.

Pourquoi refuser de connaître sur l'autre rive de la Méditerranée des littératures étranges aux réminiscences familières, des littératures qui témoignent du heurt des civilisations, et qui peuvent tant nous apprendre ?


Les littératures berbères à l'heure actuelle

Il est aujourd'hui admis que le berbère dans ses différentes formes s'écrit, comme il existe depuis quelques dizaines d'années dans l'usage écrit des productions littéraires diverses, majeures ou mineures (c'est selon...). A ce sujet deux tendances se dessinent : les pratiques kabyle et touarègue (Mali, Niger) qui font appel aux caractères latins face à la pratique marocaine qui utilise les caractères arabes conformément à une tradition très ancienne. Au Maroc peut se rattacher la pratique mozabite... Cela étant, les choses sont loin d'être si tranchées : il existe des publications de berbérophones marocains ou mozabites transcrites en caractères latins notamment parmi des universitaires comme des Kabyles utilisant des caractères arabes pour écrire leur langue ne sont pas rares (même si dans ce cas précis, la tendance majoritaire est à la transcription en caractère latin, et dite « la transcription internationale »). « Il est très difficile de prévoir l'évolution de cette situation, écrit A. Bounfour (art. “Littérature berbères” in Dictionnaires des littératures, Robert Laffont, p. 413). Le statut de la langue française, l'évolution de l'ideologie arabe vis-à-vis des langues et cultures autres et les choix politiques et culturels que les pays maghrébins, par exemple, sont appelés à faire seront déterminants à cet égard. En attendant, quelle est la situation de la littérature berbère ? Les genres traditionnels disparaissent excepté la poésie. Ainsi les écrivains berbères abandonnent l'énigme, le proverbe et le conte aux ethnologues et aux nostalgiques du passé. En revanche, la poésie est d'un dynamisme remarquable grâce à la musique et à la chanson. On ne compte plus le nombre de chanteurs kabyles ni de groupes de musiciens chanteurs du Rif, du Moyen Atlas et du Grand Atlas marocains. Les universitaires et les écrivains publient des recueils de poèmes. On y décele des préoccupations formelles et thématiques: la métrique traditionnelle y est mise à mal au nom de la volonté de rejoindre une modernité postulée; la thématique de cette modernité se résume dans une revendication identitaire se reférant à l'histoire récente (guerres de libération nationale) ou ancienne (les Empires de l'Occident musulman au Moyen Age). En d'autres termes, la problématique génerale de cette recherche de soi s'apparente à la Nahda (Renaissance) arabe du Proche-Orient. Cette parenté est évidente dans l'emprunt de certains genres inconnus de cette littérature et l'évolution de certains autres comme le conte. »

Depuis quelques années, on voit apparaître des produits tout à fait nouveaux comme les romans, des pièces de theâtre et des traductions d'œuvres étrangères. Ce passage dans un véritable mouvement intellectuel a fait dire à M. Mammeri : « Ce renouveau s'accompagne du projet delibéré de créer désormais une littérature écrite. Cette transformation n'intéresse pas seulement la littérature kabyle. Elle inaugure une période nouvelle de la littérature berbère tout entière. Partout la tendance, lente mais inévitabte, est au remplacement des anciens modes oraux par des compositions écrites ou audiovisuelles. Quelques textes touaregs ont déja paru : contes, poèmes, voire une traduction du Petit Prinnce de Saint-Exupéry. On traduit en kabyle des pièces de Brecht, de Kateb Yacine, un fragment de la chronique almohade d'Al-Baydaq. On publie en chleuh (en caractères arabes) [des] recueil[s] de poèmes modernes (amarg lejdid). Les nouveaux poètes écrivent directement leurs œuvres (Ben Mohamed). Les essais de composition en prose se prrésentent encore sous forme artisanale (Belaïd Aït Ali, Mohya [Muhend U Yehya]) ; ils n'en inaugurent pas moins une voie nouvelle. »


Bibliographie complémentaire

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