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LITTÉRATURE DES BERBÈRES DE LA HAUTE MOULOUYA La littérature berbère de la Haute Moulouya est purement orale ; nous n'avons trouvé dans le pays ni traces du vieil alphabet touareg (tifinagh), ni aucun écrit berbère en caractères arabes ou autres. Néanmoins la richesse de la contrée en poésies, en couplets amoureux et en poèmes populaires est vraiment prodigieuse. En fait, si, comme nous allons le voir, des poètes professionnels existent qui sont, en quelque sorte, des virtuoses de la composition et du chant, tout Berbère est un poète né et le premier berger venu peut, en quelques minutes improviser, sur un thème quelconque puisé dans la vie locale. Peut être pourrions nous regretter l'uniformité un peu excessive de l'improvisation, mais s'agissant d'un peuple simple, galant et combatif que les civilisations ont à peine frôlé jusqu'ici, il est normal selon nous que l'amour et la guerre soient ses thèmes favoris. Quoi qu'il en soit, la littérature locale berbère comporte : 1) Des récits en prose, rythmés ou non, appelés lqist ou hdiet et que toute personne quelque peu éloquente peut dire. 2) Des récits en prose, rythmés ou non, appelés tikefrine et qui sont l'apanage des troupes de chanteurs ambulants, les imeliazene. 3) Des chants de caractères divers forment, en quelque sorte, la poésie lyrique berbère et dont certains accompagnent les danses de l'Ahidous. Ces chants sont dits, selon le cas: ahellel, lmait, tighouniouine, izlane. Quant à la musique: elle est "inexistante". Les seuls instruments que l'on trouve dans le pays sont: la petite flûte en roseau des pâtres (taâouait) et le tambourin (alloune) que toute famille qui se respecte possède en un ou plusieurs exemplaires. Nous sommes donc loin de la belle musique citadine que nous décrivait si bien, il y a quelques années, Mlle Marie-Thérèse de Lens et dont le jeune et brillant Si Mohammed Bennini de Fès nous disait récemment dans la Voix Nationale "l'ivresse" ! Les lqist sont soit des contes merveilleux ou des légendes diverses, soit des contes d'animaux qui nous transportent dans un monde irréel. Ils sont dits exclusivement la nuit, à la veillée, car le jour "ils sécheraient le ciel de tout nuage de toute pluie". Les conteurs sont, en principe, de vieilles personnes, hommes ou femmes, et l'auditoire est strictement familial. Il n'existe pas dans le pays de conteurs professionnels. Les formules par lesquelles s'ouvre et se ferme le conte sont presque toujours les mêmes: "Je commence par Dieu et non pas par lqist ou hdiet, ... il y avait un homme mais n'est vraiment homme que Dieu..." et pour finir : " j'ai chaussé des sandales de papier, si je passe en un lieu herbeux et humide (almou) elles se déchirent et si je passe en terrain sec et dur elles restent intactes et solides". Les thèmes des contes merveilleux ou d'animaux varient à l'infini et leurs personnages sont souvent des êtres surnaturels, hideux ou sanguinaires ou des animaux tantôt brutaux et cruels, tantôt naïfs et sensibles. Bien entendu, les animaux parlent et agissent comme les hommes, dont on leur prête souvent les sentiments, et c'est toujours le chacal aux cent et une ruses (Ammi Ali, l'oncle Ali) qui tient la vedette. Après le chacal vient le hérisson (Ammi Mhend) qui n'a qu'une ruse et une parcelle de ruse, mais qui néanmoins n'a aucune peine à jouer des tours, même à son oncle Ali. Enfin viennent le renard (Boutefrout. qui a un couteau), le lion (Ammi Benhir) et une foule d'animaux et d'oiseaux, au rôle plus ou moins en vue et sympathique. Voici, à titre d'exemple, un lqist où le lion est continuellement joué par le chacal.
Un jour, le chacal se promenant en forêt surprend le lion au moment où celui ci allait tuer et manger un homme. Il dit au roi des animaux sauvages : - Que fais tu là, Ammi Benhir ? Laisse donc cette charogne et je te donnerai pour ton repas un chameau bien tendre. - Soit. répond le lion. qui laisse partir l'homme étendu à ses pieds. Le chacal sort de la forêt. monte sur le sommet d une colline et apercevant au loin un troupeau de chameaux au pâturage. il crie: - Ô chameaux. Ô chameaux accourez auprès de moi et je vous donnerai une herbe merveilleuse. Aussitôt, les chameaux accourent auprès d'Ammi Ali, mais celui ci, qui les reçoit un à un fait le difficile, écarte ceux dont il juge la chair coriace et, finalement, se décide pour un adulte bien gras, qu'il conduit à son ami le lion. Le lion que la faim tenaille, se lève comme pour recevoir son hôte, puis saute sur le chameau gras et dodu, le tue et s'étend à son côté pour l'écorcher et commencer son repas. - Arrête. Arrête lui crie alors le chacal. Je ne veux pas que tu te donnes tant de peine pour arriver aux meilleurs morceaux. Ne suis-je pas là pour t'épargner toute fatigue ? Vas donc t'étendre à l'ombre et je t'appellerai quand ton repas sera prêt. - Soit. dit le lion, qui va se recoucher au pied d'un gros arbre. Le chacal coupe alors le chameau en morceaux, sépare les os de la viande et fait du tout deux tas : à l'entrée du trou où il se terre d'habitude, il place la plus grosse partie de la viande qu'il recouvre complètement d'os et de peau: à l'entrée du repaire du lion, il place un gros tas d'os qu'il recouvre de quelques morceaux de viande. Ceci fait. il appelle le lion lui fait constater qu'il lui a réservé la meilleure part, puis chacun d'eux entre chez soi et commence de manger. Mais le lion s'aperçoit vite de la supercherie et en éprouve une colère très vive. Aussi ressort il aussitôt de son trou et va se coucher à l'entrée du terrier du chacal disant à celui ci: - Tu m'as trompé, Ammi Ali. mais tu ne m'échapperas pas. Tous deux demeurent ainsi longtemps, l'un guettant l'autre, mais le sommeil ayant eu enfin raison du lion, le chacal prend son élan, saute par dessus son ennemi et s'enfuit, non cependant sans que le bout de sa queue reste dans les pattes d'Ammi Benhir, brusquement réveillé. Ainsi diminué et devenu facilement reconnaissable, le chacal éprouve une vive inquiétude. Il sait que s'il n'avise pas, la vengeance du lion ne se fera point attendre et qu'elle sera terrible. Aussi fait il appel à son sac de ruses et voici celle qu'il en extrait: Il monte sur le sommet d'une colline et de toute la force de ses poumons il pousse des ouah, ouah stridents qui rameutent à ses côtés toute la gent chacal de la contrée. Lorsque tous les chacals sont réunis, il leur annonce que ce jour est fête pour lui et il les invite à se réjouir avec lui et à s'amuser. Précisément, il connaît un nouveau jeu, qu'il va leur apprendre séance tenante et qui les divertira fort. Et passant aussitôt à l'exécution, il place ses congénères en cercle, la tête vers l'extérieur, puis d'une corde souple et solide il fait une "gerbe" de leur queue et les attache ensemble. Ceci fait, il s'éloigne du cercle sous un prétexte quelconque, puis revient subitement en courant et en criant : - Les chasseurs..., les chasseurs..., sauve qui peut !... Les chacals s'enfuient alors sans demander leur reste, mais des bouts de queue jonchent le sol et Ammi Ali cesse d'être l'unique à queue coupée de la région. A quelques jours de là Ammi Ali rencontrant Ammi Benhir, s'approche de lui avec effronterie et s'enquiert de sa santé. Naturellement, le lion ne l'entend pas de cette oreille et veut châtier l'insolent. - Voyons... Voyons Ammi Benhir, que t'ai-je donc fait ? Comment... as tu oublié le chameau ? - Le chameau ? Première nouvelle, Ammi Benhir, et je ne comprends rien de ce que tu me dis... - Et cette queue tronquée, n'est ce pas moi qui te l'ai coupée au moment où tu réussissais à t'enfuir ? - C'est donc cela, Ammi Benhir ? Attends, je vais te prouver que tu te trompes. En s'élançant d'une traite jusqu'au monticule, Ammi Ali pousse des ouah, ouah, désespérés qui rameutent de nouveau tous les chacals. Puis, ceux ci réunis, il se retourne vers le lion et lui dit: - Et bien, Ammi Benhir, es tu convaincu maintenant ? Tu vois que je ne suis pas la seule ''queue coupée" du pays... - En effet, et je te demande bien pardon de t'avoir accusé aussi légèrement. - Je te pardonne. Ammi Benhir. mieux que cela. je vais t'indiquer un moyen de découvrir le chacal que tu cherches. - Ah. . . voyons donc ce moyen. - Voici: tous les chacals vont entrer dans ce jardin et tous mangeront de l'oignon. Celui d'entre eux qui ne supportera pas la force de ce légume et cherchera à rafraîchir sa gueule en émettant des ha, ha, répétés sera ton coupable et tu pourras le châtier sans scrupule. - Soit, dit le lion convaincu. Aussitôt sur un signe d'Ammi Ali, les chacals sautent dans le jardin et entreprennent de le piller. Et, comme Ammi Ali ne peut supporter longtemps l'âcreté de l'oignon et qu'il lui faut aussi tromper le lion, il crie de temps à autre à celui ci: "Tu vois, Ammi Benhir, je ne dis pas ha, ha, ha, ni d'ailleurs ma ha, ma ha. Ha, encore moins a fellaha, ha, ha.
Et le conte continue ainsi pendant des heures, le lion étant chaque fois berné par son ami le chacal, celui ci ne trouvant son maître qu'en la petite boule du hérisson, pauvre de ruses, mais riche de sagesse et de bon sens. Les tikefrine des imeliazene sont d'un autre genre et présentent généralement un caractère politique, les imeliazene sont les bardes berbères; leurs troupes se composent de quatre hommes : - un cheikh (maître de chant. joueur de bendir ou tambourin), - un boughanim (l'homme au roseau) joueur de flûte en roseau ou de cornemuse, - deux ireddadène chargés de répéter les phrases du chanteur en s'accompagnant du tambourin. Le boughanim qui est aussi un danseur est habillé d'une manière spéciale et très voyante : caftan rouge vif, une belle ceinture, un foulard de femme sur les épaules (tassebnit) et une calotte en laine de forme conique enrichie de verroterie brillante et de plume d'autruche (rich en naam). Les chioukh, viennent en majorité du Tanezrouft dans le Sud : le plus réputé étant le cheikh Mbarek. Les troupes se recrutent principalement chez les Aït Haddidou et dans la fraction Aït Slimane des Aït Yahia. Ces hommes sont tous professionnels et restent longtemps attachés à la même équipe. Ils quittent le pays à la fin de l'hiver et se rendent dans les tribus cossues du Nord où ils arrivent au moment des moissons. En cours de route, ils donnent des représentations qui leur assurent la "matérielle" et quelquefois davantage. Les récitatifs des imeliazene ont pour objet essentiel les luttes entre tribus. Il y a quelques années, ils chantaient aussi et surtout les actions passées du peuple berbère et pleuraient avec lui son indépendance perdue, glorifiant ceux qui n'avaient point déposé les armes et continuaient à lutter contre nous. A cette époque, les indigènes étaient véritablement suspendus à leurs lèvres, écoutant avec une attention soutenue, approuvant d'un signe les passages où ils croyaient reconnaître la "vérité", demandant avec insistance la reprise de certaines strophes particulièrement goûtées. Aussi, a t-il été nécessaire d'intervenir avec vigueur pour mettre fin à cette propagande extrêmement dangereuse. Aujourd'hui, l'activité des imeliazene, contrôlée de près, est moins pernicieuse mais les intéressés se réclament toujours de leur coutume spéciale qui leur permettait d'accabler les gens de leurs railleries, y compris les autorités françaises, le maghzen et le Sultan lui même. Aussi maniant tour à tour l'ironie et la satire, et se montrant particulièrement féroces pour les tribus et les hommes sans courage et surtout pour les gens qui ne les hébergent point ou les reçoivent mal (ineglafène) ils sont extrêmement redoutés de tous ceux que tracasse le souci de leur réputation. Les imeliazene arrivent généralement auprès du ksar ou du douar où ils se proposent de passer la nuit, à la fin de l'après midi. Avant d'y pénétrer ils avisent un enfant et se renseignent auprès de lui sur le nom des chefs de famille les plus fortunés. Ce renseignement obtenu, ils se rendent sur un emplacement bien en vue, accompagnés des enfants vite alertés, et commencent leur représentation. Le cheikh, improvisateur de la troupe, raconte sur un mode uniforme un fait quelconque. Ses compagnons soulignent du bendir certaines parties du chant et reprennent avec lui les finales des couplets. Quant au boughanim qui est déguisé, il se livre à des intermèdes musicaux qu'il rythme de contorsions grottesques, partie bouffonne du spectacle. Puis quand les hommes du ksar sont arrivés, l'appel à la générosité et à l'hospitalité commence sur le même mode que le chant auquel il se substitue. L'invite est d'abord discrète et s'adresse à Dieu: "Je suis ton hôte, ô Dieu tout puissant, ô Dieu le généreux... ", soit au saint local : " Je me place sous ta protection, ô sidi flane, qui n'as jamais laissé sans abri".... etc., etc. Puis quand l'auditoire est jugé suffisamment à point, l'appel direct, toujours chanté, est lancé à pleine voix: " Je suis ton hôte, ô un tel, homme vertueux et généreux... je suis ton hôte, ô un tel, homme fier et courageux..." etc. Alors les hommes successivement sollicités, au nombre de trois (un pour le dîner, un pour chacun des deux premiers repas du lendemain) se lèvent, visiblement flattés et charmés d'avoir été distingués, s'entendent entre eux au sujet du repas à servir par chacun d'eux et conduisent leurs ''invités" chez eux. Voici, à titre d'exemple, un récitatif recueilli et traduit en 1916 par l'interprète auxilliaire Arsène Roux, qui fut, durant de nombreuses années, directeur du Collège berbère d'Azrou et dirige aujourd'hui le Collège Moulay Youssef de Rabat. Par ce document on verra de quel poids peuvent peser sur les événements ces troupes d'imeliazene et combien il est nécessaire de suivre de près leur activité dans les tribus.
C'est pour toi que je commence, sois le premier nommé dans mon chant, o Mohammed, ô mon Seigneur, que Dieu t'accorde le salut et la bénédiction.
O Sidi Mohammed ou Brahim, ô lion gris, et toi, Sidi Ali, aidez moi à porter ma charge jusqu'au bout.
Je vous invoque, ô saints aux draperies vertes : assistez moi lorsque je tirerai mon bendir et que mon cur connaîtra la crainte.
Et toi aussi, mon Dieu, assiste moi.
Le fléau a occupé les hauteurs et, au dessous de nous, la plainte. O gens pardonnez vous : la face de terre s'est enlaidie et comme le disait Sidi Ali ou Boubeber, le monde est comme une femme dans les douleurs de l'enfantement.
La vie devient chère, ô musulmans: ce avec quoi j'achetais un cheval m'est nécessaire pour avoir un agneau. Que Dieu vienne en aide aux généreux qui t'accueillent avec des mots de bienvenue, quoique lui même soit dans le besoin ; je vous prie, ô mon Dieu et mon Prophète, de parfaire son mérite et lui donner des enfants.
Continue, ô ma voix, et chante donc ce qu'a fait le roumi.
Il t'a conquis, ô Sahara, et il nous a pris la grande plaine du couchant: et vous Aït Izdeg, ô la grande tribu qui vous êtes soumis à Bou Denib : les Toulal ont été pris, et toi aussi, ô Baknou : et les casernes de roumi sont à Boudenib, et vous les gens forts et fermes vous êtes dispersés.
C'est le canon qui a su conquérir le monde; lorsqu'il crache comme une pluie fine, chacun fuit devant lui, celui qui n'est pas atteint se cache dans les rochers.
Mais, hélas, vous qu'a soumis le canon, vous restez sans fusils, ils vous les ont enlevés.
J'ai traversé El Hadjeb et Agourai, et là chacun a la tristesse dans son cur.
Sidi Raho est venu camper en face du roumi (pour le combattre): que Dieu lui donne la victoire et la puissance et que lui parte (le roumi d'après le chanteur). Sidi Raho nous a envoyé des lettres : réunissez vous donc tous (ô gens) : voilà que les Aït Youssi et les Aït Mguild arrivent.
Le Hakem, plein d'orgueil. avance entouré de soldats.
J'ai traversé la montagne et j'ai vu les gens (les soumis), les malheureux chassaient sans fusil. Oh, que je vous conte la tristesse des Aït Ndhir et des Aït Tseghrouchen.
O Taroua Taourart (des Aït Tseghrouchen) un poste existe en ton milieu : au dessus d'Amras un autre; à Azrou de même ; les soldats sont dispersés dans les divers points d'eau.
O Tit Ahssen (une source d`Azrou) prends le deuil, dans Azrou et Agourai jouent les enfants des chrétiens.
Pauvres Imazighen, mon cur souffrira et mon ventre se serrera le jour où ils vous demanderont des soldats pour aller jusqu'à Boujad. Ils les réuniront pour les pousser en avant du cuivre et du plomb.
Je crains de désobéir à mon Seigneur: la peur du feu de l'enfer me hante et je fuis : mais ici bas je rencontre ce feu.
J'ai vu à Fès un Chrétien (pourceau akhenzir) que la planchette à la main, étudiait alif, ba, ta ; les fils de Chorfa l'entouraient et s'ils se trompaient, en lisant, il leur donnait un soufflet.
O soulève donc les pierres tombales et sors, ô noble Seigneur Ali, ô lion gris, toi qui les poussais jusqu'à El Beida.
L'ahellel est une mélopée, un chant commun aux femmes et aux hommes, mais il est plutôt féminin et se chante la nuit par la ménagère qui moud son grain à la petite meule de pierre familiale. Le thème en est généralement triste et se rapporte presque toujours aux luttes de tribus ou de douars ou aux qualités d'un puissant personnage local. On y vante également les faits d'armes accomplis par les guerriers de la tribu, on y fustige la lâcheté des individus qui n'ont pas montré au combat toute la sérénité d'âme désirable, on y improvise même sur des parents disparus. Il n'y est, en principe, jamais question d'amour. Lorsque, après le repas du soir, chacun des membres mâles de la famille a rejoint sa couche, une ou deux des femmes qui ont à préparer la subsistance des jours prochains, prennent place, à terre, de part et d'autre de la meule à main et d'une petite provision de grains et se mettent au travail. Aussitôt, l'une d'elles fredonne tout bas la première phrase d'un chant, puis celui ci s'élève sans excès cependant - repris par les deux compagnes, qui, avant chacune une main sur le manche de la meule, continuent de faire tourner leur ustensile. Ainsi décrite la scène ne dit sans doute pas grand chose, mais nous prions le lecteur de croire qu'elle est souvent très émouvante. Certaines femmes berbères ont vu tant de choses et savent si bien les exprimer que quand des invités de marque passent la nuit dans leur douar, elles sont instamment priées de se faire entendre d'eux. Nous avons nous mêmes assisté à une démonstration de ce genre après laquelle nos compagnons - quatre frères, grands chefs d'une confédération voisine et particulièrement considérés - avaient les larmes aux yeux. La chanteuse par une délicate attention, venait d'improviser brillamment et cela pendant plus de deux heures, sur le glorieux passé de leur famille et sur la mort tragique de leur père, tué involontairement par leurs propres partisans, comme eux ralliés aux Français. La scène s'était déroulée dans un douar, par un merveilleux clair de lune d'été et un calme impressionnant. Nous occupions une grande tente noire, dont quelques flidjs étaient relevés et, mollement étendus sur d'épais matelas, nous goûtions à plein les délices de l'heure. La chanteuse, sur de notre amphitryon, était dans la tente voisine, entourée de toutes les femmes de la famille. Devant les tentes, correctement alignés, étaient les 50 chevaux de nos escortes, encore porteurs de leurs selles et de nos armes. Mais rien autour de nous ne bougeait où l'on n'entendait que la complainte de la femme et le ronronnement de la meule à main. Les chiens eux mêmes s'étaient tus, sans doute par un égard instinctif pour la grande ombre évoquée.. . Le Imaït est un chant ou plutôt une complainte de plein air; il se chante donc à pleine voix et est l'affaire des gens à poumons puissants. Ceux ci sont, en principe, les bergers et les bergères à qui leurs devanciers ont laissé ce moyen commode bien qu'indiscret, de communiquer à distance, mais le voyageur, le laboureur et tout individu occupé ou circulant dans la campagne y ont également recours. Chacun improvise à sa guise et pour son besoin particulier, mais le thème est invariablement l'amour. On croit le pays vide, le silence est absolu, mais, subitement part d'un taillis, d'un rocher haut perché, un chant très lent, grave et aigu, que répercute l'écho dans le ravin profond. Que dit ce chant, c'est assez difficile à discerner du premier coup; la phrase n'étant claire qu'à son début, mais que le chanteur récidive, que l'on prête plus d'attention à la finale et l'on comprendra. Il dit :
A Fatma taroumit. a tazart enna iga Rebbi. guImi oughbalou wina d iddane ikkes
0 Fatma la chrétienne. ô figuier que Dieu a placé Au bord de la source Le premier venu peut cueillir tes fruits.
Bien entendu, le non initié ne saisit pas encore tout à fait. C'est une métaphore comme toujours dans les chants berbères. Mais, avec un peu de réflexion. on devine que l'amoureux est dépité, qu'il reproche à Fatma la Chrétienne (oui, belles et douces lectrices, elle a le cur si dur, sa Fatma. qu'il ne peut pas lui asséner une épithète plus massue que celle de chrétienne) qu'il lui reproche, disions nous, de se donner au premier venu. Mais Fatma que nous ne voyons pas est cependant présente. Elle est de l'autre côté de la rivière, avec ses brebis et ses chevreaux. Et comme elle n'a pas, elle non plus, la langue dans sa poche, elle va relever l'insulte et tout de suite. Elle se porte donc en bonne place, s'y assied, pose son bâton à terre, met ses petites mains en cornet dans la direction voulue et de sa voix fluette mais puissante envoie :
Ô Fatma taroumit a tiddi n tmellalt A Ikas bou tzrourine Wina guilla ttaous
Ô Fatma la Chrétienne, ô taille de gazelle Ô verre aux (belles) guirlandes. Dans lequel il y a un paon.
Comme on le voit, la réponse n'est pas méchante: elle ne tend qu'à augmenter le dépit de l'homme par le rappel de la grâce de son amie dont il est désormais privé, du verre (à thé) de la meilleure marque (le paon) dans lequel il ne boira plus. Peut être, en continuant d'écouter, entendrions nous des vers plus aimables; annonciateurs d'une imminente réconciliation à laquelle tout convie: le ciel pur, Ia belle nature etc. etc. Mais la suite nous importe peu; il nous suffit de savoir par les exemples cités que les chants que nous entendons le long de nos routes et de nos pistes sont des Imaït et qu'ils trahissent parfois de véritables drames. On connaît même d'autres exemples où ces chants, proférés à tue tête, ont sauvé des individus d'une mort certaine. Témoin cette femme mariée qui, ayant donné rendez vous à son ami, en forêt, et s'étant aperçue au dernier moment que son mari la suivait dans sa sortie, donna l'alarme à l'homme qu'elle ne pouvait plus rejoindre, dans les termes suivants improvisés sur l'heure :
Khand ihichène tamazirt Ai ouchène ali s adrar Issiggak bab gh Imal ikhef
Les rabatteurs sont dans le pays. O chacal rejoins la montagne, Le propriétaire du troupeau te surveille.
Les tichouniouine sont des énigmes exprimées en vers, chantées et dansées en public, au cours des séances d'ahidous que nous étudierons plus loin. Elles constituent en quelque sorte un jeu auquel ne peuvent prendre part cependant que les trouvères improvisateurs (voir également plus loin) réellement aptes à les composer et à les résoudre. Le mot signifie l'entrave, le nud et c'est cette entrave, ce nud qu'il s'agit de défaire, de dénouer. L'ahidous bat son plein, les improvisateurs, pour se reposer de leurs autres exercices, se lancent mutuellement ces portes de "colles " qui commencent toujours par le mot: qnahak ayant le sens de: dis moi ce qu'est ceci ? Voici deux spécimens de tighouniouine :
C'est un bordj (bâtisse) Ils sont six Que supporte le vent (l'air) Ayant mêmes soucis Quand celui ci le quitte Et s'ils se séparent Tout l'édifice écroule Aucun d'eux n'est utile.
Les réponses sont: d'une part, le corps humain que nourrit l'air; d'autre part les six clous de fer à cheval. Mais elles doivent être données en vers et chantées sur l'air même de l'énigme et dans un laps de temps raisonnable (5 à 10 minutes) pendant lequel la foule de 1'ahidous continue de danser en chantant le refrain du jour. Si, ce temps écoulé; la réponse n'a pas été donnée, l'improvisateur fait tournoyer son tambourin en l'air en signe de triomphe et son collègue mis en échec est conspué dans les rires. Les izlane (au singulier: izli) sont des vers composés, chantés et dansés au cours des séances d'ahidous. Ils constituent le vrai fond de la poésie lyrique berbère. Leur thème est généralement puisé dans la guerre, l'amour, les qualités ou les travers des tribus ou de certains de leurs personnages. Ils s'accompagnent de refrains composés à raison de deux ou trois par tribu et par année et destinés à être répétés par la foule des acteurs ordinaires pendant que le poète cherche de nouveaux izlane. Tous les Berbères de la contrée composent des izlane et ils s'y exercent en toute occasion, dès le plus jeune âge. Les femmes elles mêmes y excellent, mais seulement dans l'intimité. Toutefois les vrais improvisateurs sont connus et ils ont seuls droit au titre d'anechad (au pluriel: inechadène). En voici une liste, d'ailleurs bien incomplète : 1) MILOUD ou Assou, des Aït Ayache.
4) MOHA ou AQQA, des Aït Bouguemane. 5) MOHA ou SIDI ALI des Aït Illoussans. 6) SIDI MOHAMED BEL MEKKI, des Aït Bassou. 7) MOULAY ou ALLA. des Aït Ali ou Ghanem. 8) BELAID N'TZAIT, des Igherbiine. Agés, généralement, de 30 à 50 ans, les inachadène berbères jouissent dans leur tribu d'une situation particulièrement privilégiée. C'est que, attentifs à tous les événements, à tous les cancans, à tous les défauts, disposant en maîtres de cette magnifique tribune que constituent pour eux les ihidas populaires (pluriel d'ahidous) et qui valent les meilleures gazettes, ils font et défont les réputations, affermissent ou ébranlent les situations, attribuent aux gens, hommes et femmes, les qualités les plus éminentes ou, au contraire, livrent sous vergogne à la malignité publique leurs tares les plus secrètes. Aussi, sont ils extrêmement redoutés et chaque fête est pour eux une occasion de gains importants, hommes et femmes n'hésitent pas à payer pour être loués ou épargnés. Il n'est pas jusqu'aux pères de famille qui ne consentent de gros sacrifices pour que leurs filles soient l'objet d'izlane de choix. On peut donc dire que les inechadène représentent en tribu un élément influent, dont l'action, en certaines circonstances, ne doit pas être sous estimée. Voici, à titre d'exemple, quelques izlane recueillis au cours de récentes fêtes locales et auxquels, malheureusement, la traduction ne laisse ni leur fraîcheur ni leur saveur. (Pour le lecteur que la chose pourrait intéresser, nous signalons que des chants berbères du Moyen Atlas, dus principalement au célèbre nain ALLALOUCH d'EI Hajeb, ont été enregistrés et édités par les différentes maisons françaises et étrangères d'édition.)
I. SUR L'AMOUR L'anechad improvise sur le désespoir d'une amante très surveillée par les siens et qui manque de nouvelles.
Celui qui aime n'a jamais faim L'amour suffit à lui emplir le cur.
Refrain
J'ai enlacé mon ami debout, Tu ne nous a pas permis, ô temps, de nous asseoir.
Refrain
Ma bouche est en feu et mon cur divague, Que tu es cruelle, ô séparation (de l'aimé)
Refrain
O saveur des lèvres (de l'aimé) que ne me restes tu, Les jours d'ennui tu me consolerais,
Refrain
Si les émissaires abandonnent les chemins, C'est que, 0 mon aimé, je ne suis plus dans ton cur,
Refrain
Quand me parvient l'envoyé de l'aimé, Je guette ses lèvres et son premier mot.
Refrain
Par Dieu, je souffre et ne puis guérir. Ma guérison c'est toi, ô mon aimé.
Refrain
Allons Allah, sois bon et rends moi mon amant: Son absence me broie comme un moulin à main.
Refrain
II. SUR LA GUERRE Un homme Beni Mguild participe, en qualité de partisan, à une des récentes colonnes d'opérations, chez les Aït Hdiddou, dans l`Assif Melloul (Atlas). Voici ce qu'il chante dans un ahidous, à son retour chez lui.
Les Ait Hadiddou sont devenus des fétus de paille. Le vent les fait tourbillonner au dessus des montagnes.
O Aït Hadiddou, si vous aviez eu un chef. Vous seriez venus à Anefgou solliciter la paix.
Je ne connaissais l'Assif Melloul que par ouï dire et j'en avais peur. On m'y a envoyé où j'ai planté ma tente à Agoudal.
Le Roumi a soumis l'Amdghous sans combat, Il l'a soumis avec des billets de banque et du pain.
L'Aït Hadiddou a fui ses ksour et leurs tours, Honte à lui: où est le Djebel Baddou qu'il disait imprenable?
Où est Ben Ahmed qui devrait vous sauver. ô Aït Hadiddou? Le canon a tonné et le Bou Tilmi s'est tu.
Par Dieu, Ouskounti, veux tu donc être un Sultan ? Cesse de mentir et de nous fatiguer inutilement.
Par Dieu, si j'avais prévu qu'il en serait ainsi. Je serais resté à Itzer pour voler des figues à Rezzouk.
(Ben Ahmed (ou Ben Tiimi) et Ouskounti furent des chefs de la dissidence ; les figues, que le chanteur regrette de n'avoir pu voler sont celles du jardin du Bureau d'Affaires Indigènes d'Itzer, entretenues par Rezzouk !)
III. SUR LA VIEILLESSE
Un anechad, le premier de la liste donnée ci dessus, Mouloud ou Assou, devenu un vieillard, reproche à son corps de le faire souffrir, d'être ingrat :
Mghar la tettagh J'ai beau mangé Fghene idammène Je n'ai plus de sang. Seht inou talouaou Mon corps est mou, Snegh is ibedda Je sais que s'est arrêté, Bouarour inou Mon temps.
Refrain
Allig soulegh gigh lejdid Quand j'étais encore neuf (jeune) Issehai sef n'toughmas J'avais de belles rangées de dents Nga aserti Je broyais. Assa guigh errabous Aujourd'hui, je suis un soufflet de forge. Oualou inaques ounfous Fini, plus de souffle, La itergigi wachouloan Mes extrémités tremblent.
Refrain
A sahat inou O mon corps , Ouigham attai Je t'ai toujours gavé de thé, Our kou ntedjigh irchan Je t'ai toujours tenu propre, Oulla tchight abazine Je n'ai jamais mangé d'herbages. Mani C'hhoud enna Qui donc peut témoigner, Our a mnegui Que je t'ai négligé? Makh allig itnaqqam Pourquoi me tortures-tu?
L'ahidous que tous les Européens du Maroc connaissent plus ou moins bien, est un groupe d'hommes et de femmes réunis pour chanter et danser ensemble à l'occasion d'une fête quelconque, générale ou familiale. Tout le monde peut en faire partie, danser et reprendre les chants au refrain, mais les principaux personnages sont : 1) Le cheikh de l'ahidous, anechad réputé, qui fait office de maître des danses et des churs et y maintient l'entretien ou la discipline nécessaires. Le cheikh est porteur d'un tambourin (falloune). 2) Les inachadene ou improvisateurs, qui composent les tighouniouine ou les izlane ainsi que les airs des chants et des danses. Ils sont porteurs de tambourins. 3) Les joueurs de tambourin admis à accompagner de leur instrument les airs des chants et des danses. Ils répètent également les refrains avec la foule des acteurs ordinaires pour donner aux inachedène le temps d'improviser de nouveaux izlane. Sauf pour le cheikh qui est unique, le nombre des acteurs de chaque catégorie n'est limité que par la question de compétence ou d'habileté. Un anechad qui improvise mal ou trop lentement ou qui ne résout pas rapidement les énigmes de ses collègues ne s'aventure pas dans l'ahidous. Un joueur de tambourin qui enfreint trop fréquemment la mesure doit renoncer à l'instrument sous peine d'être conspué et chassé. Quant aux acteurs ordinaires, il peut en venir des centaines, mais au dessus du chiffre de 100 à 120 unités, on organise deux ihidas et, au besoin, davantage. Les femmes ne dirigent jamais l'ahidous. Le rôle qu'elles y tiennent consiste essentiellement à rehausser de leur présence l'éclat des fêtes et à danser, parmi les hommes, en marquant le rythme de leurs mains alternativement jointes et disjointes. Elles ne jouent du tambourin et n'improvisent de chants que lorsqu'elles s'amusent entre elles, hors de toute présence masculine. D'aucuns voient dans le mouvement des mains des danseuses berbères une survivance des danses antiques et ils ont peut être raison. Ce qui est sûr, c'est que ce mouvement place parfaitement sous les yeux des hommes et des autres femmes les bagues et les bijoux dont les danseuses sont parées. Et les femmes de l'Antiquité ne devaient sans doute pas être très différentes de celles de notre temps... En Haute Moulouya, il y a cinq sortes d'ahidous ou, si l'on veut, cinq figures de danses: 1) Le taayouchit, ainsi appelé parce qu'il est d'origine Aït Ayache et qui est plutôt un prélude à la danse au cours duquel on fredonne plus qu'on ne danse ou chante. en attendant que les improvisateurs se soient mis en train. Peu d'izlane ou bien izlane de second ordre destinés à faire patienter. 2) Le tamhaoucht, qui est le vrai ahidous succédant au taayouchit en faisant appel à toute la science des inechadene, à toute l'habilité des danseurs et des churs, enfin à l'entrain général. Rythme lent qui met à rude épreuve l'attention du cheikh d'ahidous responsable de la mesure et de l'accord. 3) L'aaoukouch, danse endiablée et bien rythmée dont on sort ruisselant de sueur et les joues en feu, mais en définitive ravi. Pas d'izlane. Des aaoukech et des ksas indéfiniment répétés acendent la danse. Pour les gens qui ne s'intéressent pas aux izlane politiques ou satiriques des première et deuxième danses, c'est un vrai délassement et la meilleure distraction. 4) Le taarabt, qui, comme son nom l'indique, est un ahidous arabisé. La danse est la même qu'aux taayouchit et tamhaoucht, mais les izlane sont d'arabe vulgaire, souvent défectueux. Cette danse n'est pratiquée de manière sérieuse - si nous pouvons ainsi dire - que dans les fractions comportant un élément de population d'origine arabe suffisamment important. Pour y être admis, il faut naturellement parler l'arabe. Dans les fractions purement berbères on danse quelquefois le taarabt, mais uniquement en manière de plaisanterie car l'ignorance de la langue aboutit rapidement à un fiasco complet. dans les éclats de rire. 5) Enfin l'abariq qui est une danse pour fillettes de 6 à 10 ans, accompagnée d'izlane enfantine et de battements de mains, d'où son nom ("la gifle"). Dans les quatre premières figures, les danseurs et les danseuses sont formés en cercle, coudes contre coudes, les bras et les mains libres, sauf, cependant, dans l'asoukech où la rapidité du rythme oblige les gens à se tenir bras dessus bras dessous. Les femmes s'intercalent entre les hommes de leur choix ou quelquefois entre ceux qui leur sont désignés d'avance par le père, le mari ou l'amant prévoyant. Car en pays berbère toutes les femmes peuvent venir à 1'ahidous: les mariées les veuves, les divorcées, les jeunes filles et les petites filles. Et seules ne profitent pas de cette latitude les femmes appartenant à certaines "grandes tentes" ou prétendues telles. Au milieu du cercle se tiennent, outre le cheikh de l'ahidous ayant l'il à tout, soit les personnages que l'on veut honorer spécialement, quand eux-mêmes y consentent. soit des particuliers quelconque jouissent de la sympathie des inachadene. Suivant l'étendue du cercle. un ou plusieurs feux y brûlent en permanence permettant aux joueurs de tambourin de venir y réchauffer leurs instruments dès que leur résonance faiblit. Derrière les danseurs et les danseuses se tient la foule des spectateurs, dont beaucoup sont â cheval et en armes prêts à saluer d'un coup de fusil en l'air tout isli jugé digne de cet honneur. Certains de ces cavaliers placent devant eux, sur le pommeau de leur selle, leur petit garçon ou leur petite fille, ou, derrière eux. leur femme, leur grande fille ou leur maîtresse qui peuvent, de cette manière jouir plus commodément et plus complètement du spectacle. On n'attend pas, pour commencer de danser, que le cercle soit complètement formé. A son début, le cercle de l'ahidous n'est souvent que de trois ou quatre mètres de diamètre. Ce n'est qu'après les premiers chants du taayouchit que les hommes et les femmes viennent successivement s'y introduire, les uns résolument en jouant des coudes, les autres discrètement, comme intimidés, ce qui, vous devez bien le penser, lecteur, est loin d'être toujours vrai. Au surplus les gens attirés également par les ihidas d'à côté ou les "fantasias", vont et viennent sans cesse d'un spectacle ou d'une réjouissance à l'autre. Il en est de même dont les éclipses ont un tout autre but car l'affluence populaire, le bruit du tambourin, les chants et les coups de fusil, joints à la licence habituelle des murs et à l'existence à proximité de beaux champs de blé ou de maïs, créent une atmosphère éminemment favorable à toutes sortes d'aventures, seuls les cheikhs des ihidas et les inechadene demeurent rivés à leur verve et leur esprit en fonction de leurs sentiments ou des récompenses escomptées. Est il besoin de dire que les spectatrices et les spectateurs européens quand il s'en trouve, n'échappent pas à leurs sarcasmes ? Nous avons été témoin de la scène suivante qui révélera à beaucoup de non initiés certains aspects des spectacles auxquels ils assistent. Un anechad, ayant vu pénétrer dans le cercle de l'ahidous une femme européenne assez âgée et teintée improvisa de suite à l'adresse de l'anechad le plus rapproché de cette femme le méchant izli suivant :
Ibda Rebbi iifellahan tighedwine tsaha wen tazoult ikhawen ounebdou.
Dieu n'a pas donné aux fellah les mêmes parcelles, Vous avez pour part l'antimoine Votre moisson est mauvaise
(Refrain)
Or, il se trouvait précisément que le mari de cette femme était connu de l'anechad visé. d'où une réponse cinglante que ce papier rend, malheureusement, que d'une façon imparfaite :
Aidaa ouma nghicha Rebbi queddan Our a soutour agh i wadjar imendi
Dieu le puissant donne à chacun ce qui lui plaît Je ne mendie pas le grain du voisin.
Surpris de cette réponse et croyant avoir été mal compris, le premier anechad insista :
La yakettinigh nekk Ikrem ounebdou La gLettinid chekk Issoul izegzaou
Je te dis, moi, Que ta récolte est trop mûre Tu me réponds. toi Elle est encore verte,
(Refrain)
Visiblement agacé, l'autre allait encore réagir quand apparut aux côtés de son "agresseur'' une belle jeune fille berbère, héroïne d'un petit drame récent (un accouchement clandestin qui avait fait quelque bruit). Alors pour détourner de l'Européenne l'attention générale. il attaque la nouvelle arrivée en la personne de son protecteur supposé, I'anechad provocateur :
Adda ittarou tedjalt cha mitilane Mami iqqar a baba ouala ammi
Quand une non mariée enfante un être A qui est il ? A qui dit il papa ou bien Mon Oncle ?
Mais le premier anechad avait certainement "touché" ou bien on lui avait "promis" car la défense ne se fit point attendre. D'abord la louange à la beauté de sa protégée :
A ya aâllouche sberqi Mi tker tidi g talline A ya mer guigh ouchène A tasigh gammas oumeksa
O bel agneau blanc. Aux yeux humides. Si j étais le chacal, Je t enlèverais du milieu du troupeau.
Puis, l'appel à la pitié, à l'indulgence pour la petite abandonnée, ceci sur un ton et un air extrêmement doux et attendrissants :
Ouallah a mar qisagh i ouzrou tinou Sefsaint ad ieg amane iallatène
Ouallah a mer qisagh i izem tinou Senghighas tasa mghar igalhouche
Par Allah! Si je disais ma peine à la pierre, Elle pleurerait et fondrait sous les larmes.
Par Allah! Si je disais ma peine au lion, Il y compatirait, cet animal sauvage.
Alors, le père de la jeune fille en cause qui, du haut de son cheval, avait tout entendu, tira un coup de fusil en l'air, mit pied à terre et ayant fait signe aux deux inechaden rivaux, les entraîna vers un méchoui bien tendre qui attendait sous la tente... Quant à la danse de l'abariq réservée aux fillettes de 6 à 10 ans, celles-ci y sont seules admises en principe, mais les "grandes" filles de 11, 12 et 13 ans n'hésitent pas quelquefois à s'y glisser. Bien entendu, il ne peut pas être question de les en empêcher ou on ne le fait jamais. Formées sur deux rangs, se faisant vis à vis, les petites danseuses, épaules contre épaules, chantent et dansent sur des airs enfantins connus et généralement rapides, en battant des mains. Les rangs se déplacent constamment et lentement. tantôt avançant l'un vers l'autre, tantôt reculant. Leurs mouvements sont réglés par quatre hommes joueurs de tambourin, placés aux extrémités et chargés de scander le rythme. On pourrait croire que les izlane accompagnant cette danse n'ont rien de commun avec deux des danseuses adultes et sont toute innocence. En réalité, ils ont presque tous trait à l'amour et il en est qui feraient rougir les personnes les moins pudiques. Les fillettes ont elles conscience de ce qu'elles chantent, par exemple, de la façon dont "leur amant les fera frissonner bientôt" comme elles disent ? On voudrait pouvoir répondre non. Toujours est il que voici ce qui torturait un soir un de ces churs d'enfants qui chantaient et dansaient avec un entrain et une ardeur incroyables. Chacun des deux rangs posait la question à son tour et émettait en réponse une hypothèse aussitôt repoussée.
Premier rang
A imma nou ma ta ouya O maman, qu'est donc ceci ? Asseqqen our tiigui ouya Une corde ? Ce n'en est pas une.
Second rang
A imma nou ma ta ouya O maman, qu'est donc ceci ? Ammaarad our tiigui ouya Un bâton ? Ce n'en est pas un.
Premier rang
A imma nou ma ta ouya O maman, qu'est donc ceci ? Ighès our tiigui ouya Un os ? Ce n'en est pas un.
Second rang
A imma nou ma ta ouya O maman, qu'est donc ceci ? Ifgher our tiigui ouya Un boyau ? Ce n'en est pas un.
Premier rang
A imma nou ma ta ouya O maman, qu'est donc ceci ? Asrem our tiigui ouya Un serpent ? Ce n'en est pas un.
Et ainsi de suite pendant plus d'une demi heure, le temps pour les petites... curieuses de faire défiler devant leur mère tous les objets ressemblant plus ou moins à celui qui les intriguait si fort et qu'elles semblaient encore voir là, à terre, entre leurs deux rangs. Car, tout en chantant et en se trémoussant en cadence, les mains battant la mesure. elles se penchaient et regardaient le sol d'un air prodigieusement intéressé. Et il fallait voir avec quelle mimique et de quel ton, tour à tour exigeant, suppliant, boudeur, câlin, elles demandaient à être édifiées... Indépendamment de toutes les danses et de tous les chants décrits ici, il existe beaucoup de jeux pratiqués spécialement par les femmes et les enfants et qui les amusent fort. Comme nous sommes obligés de nous limiter, nous n'en citerons que deux, pris au hasard, Ie takhrit et le Miloud. Le takhrit (littéralement coussin de laine ou de peau de bête à peine tannée) est joué par deux femmes assises à terre, l'une en face de l'autre, à 80 centimètres de distance. Il consiste pour les joueuses à chanter des izlane d'amour ou satiriques, tout en frappant chacune à son tour, au rythme du chant et à tour de bras, sur le coussin placé entre leurs jambes croisées. Quant au Miloud, c'est un jeu qui prétend être pieux et se pratique le soir où l'izlan commémore la naissance du Prophète (El Maouloud). Toutes les femmes du douar ou du Ksar s'étant réunies pour se distraire, deux d'entre elles s'assoient comme pour le jeu de takhrit. placent entre leurs jambes croisées un grand plat en bois rempli d'eau et dans lequel flotte un bol également en bois, puis chantent des izlane en frappant avec des bâtonnets et au rythme du chant sur le bol. Les izlane dits en cette circonstance sont tous consacrés au Prophète. En voici quelques uns :
O plat du Prophète. ô chose merveilleuse. Pour la naissance de l'Envoyé de Dieu, je donnerai un chameau.
O plat du Prophète, ô femme qui m'écoute, Salue Mohammed. c'est le plus doux des noms.
O plat du Prophète. à tous ceux qui t'aiment. Dieu donnera fortune et bénédiction.
Et comme l'occasion est unique d'essayer d'enrôler dans le clan un guerrier incomparable, tout puissant, qui n'a pas même besoin d'être armé pour vaincre, voici la pensée qui termine le chant :
O Miloud béni, nous souhaiterions te donner un bâton, Et tu irais piller (pour nous) les douars de la plaine.
Les chanteuses s'étant tues, les femmes se partagent l'eau du plat et vont en asperger les personnes de leur famille, la porte de leur maison et leur provision de grains, pour attirer sur elles la bénédiction divine. Said GUENNOUN El Kbab, 1938 |